mercredi 15 octobre 2014

Carmilla (Joseph Sheridan Le Fanu - 1872)



Dracula par-ci, Dracula par-là... le Prince des Vampires accapare les esprits et l'imaginaire depuis sa parution littéraire en 1897, et comment le lui reprocher ? Mais sachez que bien avant lui, il existait déjà de grands récits vampiriques qui ont largement contribué au succès de l'oeuvre de Bram Stoker. Qu'il s'agisse de classiques, de poèmes, de contes folkloriques, voir même de simples nouvelles, comme celle de Joseph Sheridan Le Fanu parue en 1872 dans le recueil In a Glass Darkly (Les Créatures du Miroir) et simplement intitulée par un nom : Carmilla.

Oeuvre gothique s'il en est, en plein boom du mouvement, l'histoire se déroule au début du XIXème siècle, dans un château reculé en Styrie. Laura, fille d'un riche gentilhomme britannique venu s'installer sur ces terres, est une jeune femme douce et candide, curieuse de tout et désireuse d'échapper à l'ennui qui règne au château. Alors, lorsqu'un accident lui permet de rencontrer la jeune et intrigante Carmilla, Laura s'entiche aussitôt d'elle et les deux femmes deviennent amies, presque sœurs. Cependant bien vite une certaine inquiétude gagne : d'étranges phénomènes se produisent dans le voisinage, et Laura elle-même semble victime d'un mal incurable qui la rend peu à peu apathique et sans forces, sans que le moindre remède ne puisse l'aider. Assaillie par les déclarations et les attentions de Carmilla à son chevet, Laura s'éprend de son amie et s'abandonne totalement à elle, sans se douter que le Mal rôde alentours et qu'il est peut-être déjà trop tard pour sauver son âme...

Carmilla est un récit formidable qui repose sur de nombreux thèmes, le vampirisme n'étant que la partie émergée de l'iceberg. On peut aussi voir dans cette histoire un témoignage du ''spleen'' qui touche beaucoup de personnes à cette époque, ce mal de l'ennui que rien ne semble pouvoir éloigner. Mais aussi et surtout, pour ce qui est sans doute l'une des premières fois, le thème de l'homosexualité féminine, traitée presque sans fard et sous le jour de la sensualité, presque de l'hypnose par les sentiments. Un pouvoir que l'on sait aujourd'hui fort attaché au culte des vampires, mais qui à l'époque était encore tout à fait nouveau pour cette littérature naissante. L'ambiance pesante, presque brumeuse, de la narration contribue à plonger le lecteur dans un brouillard où même ses pensées s'égareront, piégées peu à peu par le jeu de séduction du vampire et par la tourmente des sentiments de Laura, tandis que l'horreur s'installe doucement dans votre cœur, jusqu'au dénouement final qui vous glacera les sangs.
Cette nouvelle a été la source d'inspiration de nombreux autres ouvrages, livres comme films voir même jeux-vidéos et jeux de plateau. Pour l'exemple, la célèbre dynastie des Von Carstein dans l'univers de Warhammer est librement inspirée de l'héritage culturel laissé par Carmilla puis son petit frère Dracula bien plus tard.
Oeuvre fondatrice à plus d'un titre donc, de la culture classique et moderne du vampire dans l'imaginaire. Une œuvre qui a pour personnage central une femme, chose peu courante et qu'il convient de signaler. Tout le récit tourne presque exclusivement autour de la féminité et de sa condition, sociale comme sentimentale. Il est assez aisé d'y voir nombre de sous-textes, mais ce dont l'on peut vraiment être sûr c'est que l'auteur, Joseph Sheridan Le Fanu, s'est servi de cette histoire pour présenter les tourments de la femme, interdits pendant bien des années. Frappée de tabou, l'homosexualité féminine a toujours été mal considérée par la société, à l'heure où pourtant de nombreux gentilshommes ouvertement homosexuels n'étaient eux pas particulièrement inquiétés.
Enfin, ce sont là des débats qu'il convient de laisser à des professionnels de la cause, car nous sommes ici avant tout intéressés par le sujet principal de cette nouvelle et par sa dimension méconnue du grand public. Comme je l'ai déjà dit plus haut, Carmilla a été une véritable pierre fondatrice de tout un genre, issue du gothique pour devenir quelque chose de plus grand, de plus renommé encore. Elle fait partie de ces œuvres qui, des décennies plus tôt, préparèrent le terrain culturel populaire à l'arrivée du ''monstre'' Dracula et à son succès total. Sans Carmilla, sans Frankenstein, sans Le Portrait de Dorian Gray, il n'y aurait peut-être jamais eu de Dracula et peut-être jamais d'essor du vampire tel que nous avons pu le connaître durant plus d'un siècle par la suite (certaines scènes, vers la fin du roman de Bram Stoker, vous feront immanquablement penser à celui de Le Fanu). Qu'ils le sachent ou non, qu'ils en soient conscients ou non, de très nombreux auteurs de nouvelles, de romans, d'essais, de films, et même de jeux-vidéos, sont grandement redevables à Sheridan Le Fanu d'avoir écrit Carmilla et d'avoir ainsi démarré un long processus d'inspiration collective, qui porte encore de nos jours ses fruits et continuera de le faire sans doute pendant un long moment, du moins c'est ce que j'espère.

C'est donc avant tout pour cette raison que j'ai choisi de vous présenter cette nouvelle, afin de vous faire comprendre que même si le terrible Comte Dracula règne en maître incontesté sur les vampires de tous temps et de tous âges, il n'est que l'un des derniers-nés de sa génération, débutée quelques trente à quarante ans plus tôt... par des femmes. Voilà qui devrait normalement remettre quelques pendules à l'heure et convaincre certains de rendre à ces personnages féminins le mérite qui leur revient, sans qui aujourd'hui nous n'aurions sans doute pas grand chose à nous mettre sous les canines.

Sur ce, je vous laisse vous faire votre propre avis et je vous souhaite une bonne lecture, en espérant vous retrouver bientôt pour un nouvel article !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire